Entretien mené dans le cadre d’un cursus de sociologie

« Vivre ensemble, minorités et exclusions, le rôle des positions universalistes » – Mai 2017

Enquêtrice : Tan, tu es anthropologue, sexologue, travailleuse du sexe et activiste au sein de ta propre association intervenant entre autres auprès des populations migrantes, à Calais et Paris, d’un public précarisé, de travailleurs·euses du sexe, de personnes trans…, quelque chose à ajouter, à corriger ?

Tan : Non, rien à ajouter.

Dirais-tu que tu interviens auprès de minorités opprimées, si oui, où et comment ?

J’interviens auprès de minorités, oui. Elles ne sont pas nécessairement opprimées. Tout dépend du point de vue. Disons que je m’occupe de personnes qui, la plupart du temps, ne sont pas des hommes blancs. Où ? Au local de mon association, dans des foyers d’accueil et sur Internet. Comment ? En proposant des consultations de sexothérapie, en organisant et animant des ateliers et groupes de parole et en recueillant et diffusant des témoignages.

Comment aides-tu les personnes ? Dirais-tu que tu les aides à s’intégrer, et s’intégrer, qu’est ce que ça veut dire, selon toi ?

Ça veut dire intégrer et s’intégrer dans une boîte, dans un système. Donc, au contraire, ce n’est pas comme ça que je veux aider les gens, je préfère ouvrir les portes.

Est ce qu’on peut vivre dans un système sans s’y intégrer ? Comment ? Quelles sont les difficultés ? Et comment veux-tu aider les gens ?

Je veux aider les gens en les faisant participer à la création de poignées pour ces portes de sortie. Je ne tiens pas à sortir tout le monde d’un système, à tout prix, coûte que coûte, par principe. Mais il me semble que le terme même de minorité implique de se référer à une norme, à une majorité. Je ne prétends pas non plus m’émanciper des oppressions systémiques et sauver la planète en proposant des chemins alternatifs auxquels personne n’aurait encore pensé, pas du tout. Je propose des pistes de réflexions, élaborées d’ailleurs par les personnes qui sont les premières concernées, pas par moi, parce que les témoignages ne viennent pas de moi. Je lance un appel à témoignages, je laisse les personnes à qui ça parle s’exprimer sur le sujet et petit à petit, les témoignages constituent un corpus de données, une boîte à outils qui peut s’avérer utile au-delà de la simple synthèse autobiographique.

La société française fonctionne comme un système, avec plein de sous-systèmes, si tu adhères à ce postulat, penses-tu que la société a un devoir d’intégration vis-à-vis des minorités ? Si tu n’y adhères pas, peux-tu développer un peu ? Je précise française car les exemples pris dans l’étude se passe en France mais bon ça vaut pour toutes les sociétés ou presque dans l’idée.

Je ne sais pas comment répondre à ça. Oui, la société fonctionne comme un système. La société est un système. Je ne suis pas forcément d’accord avec ce système mais je suis d’accord avec ce postulat, bien sûr. Et oui, ce système doit se dilater pour intégrer les minorités, leur laisser un espace pour vivre. C’est une pensée très naïve, sans doute. Je ne suis ni économiste ni experte en géopolitique.

C’est quoi, une norme ? Quelle est la place de la norme dans la société ?

Ohlala…

L’objectif peut aussi être de savoir quelles sont tes représentations ces termes, pas d’avoir une définition de dictionnaire.

Une norme est un point de comparaison. Un socle. Un axe. C’est à partir de la norme que ce qui est anormal est défini. C’est la place de ce qui est anormal dans la société qui doit être repensé.

Le lien entre ce qui est établi comme norme et la majorité te semble-t-il évident ?

C’est un peu abstrait, « une norme », « la norme ». Là, il s’agit plutôt d’une moyenne. Et on parle de quoi ? D’individus ? De comportements ? De comportements sexuels, puisque c’est surtout sur ça que je travaille ? En fait, ce qui t’intéresserait à mon avis, c’est que j’arrive à te faire un résumé de la difficulté de faire un métier académique auprès de personnes qui y sont hostiles ; à savoir, ces fameuses minorités. D’un côté, tu as le monde universitaire, de l’autre le monde qui se sent de toutes façons exclu. Ce dont je parle sur mon site d’ailleurs.

Un peu de tout ça ! Est-ce que, par exemple, être hétérosexuel, être en couple exclusif, avoir des enfants, des pratiques vanilla serait le fait d’une majorité et en cela paraîtrait être la normalité, rendant par opposition les autres comportements « déviants » ?

Oui. Oui, ils dévient de la norme, ils ne suivent pas cet axe tout droit. C’est de la philo là !

Oui un peu… Attends la suite, ça ne va pas s’arranger : a-t-on besoin de lois morales ? Si oui, pourquoi et dans quelle limite ?

A-t-on besoin de lois ? La morale, c’est subjectif. Elle s’articule autour de l’axe normatif, justement. Morale, loi, norme et système sont généralement les bonnes bases au façonnage des exclus, des déviants… Il me semble que les lois soi-disant morales sont des stratégies d’adaptation aux problématiques économiques du moment.

Je suis d’accord, mais dans une société où des limites morales n’existent pas de façon coercitive, comment faire respecter l’intégrité physique et morale des personnes, comment empêcher les crimes ? Je teste l’anarchiste libertaire qui est en toi !

Bonne question. C’est ce qui revient souvent dans les débats sur l’anarchisme. Je n’ai pas la réponse. Je dirais que les sociétés sont trop importantes, il y a trop de monde et les lois ne peuvent pas s’appliquer de manière pertinente, il y a trop de paramètres à intégrer et décider, arbitrairement, d’adapter des lois à une norme et réciproquement, entraîne automatiquement l’exclusion de milliers, voire de millions de personnes.

Considères-tu toi-même avoir été victime de discrimination, et si oui à quel niveau, quand, où et pourquoi ?

Oui, parce que je ne suis pas normale, sur certaines choses. Je ne suis pas dans la norme. Ça m’a posé des problèmes, notamment dans mon parcours professionnel, mais j’ai réussi à en faire un atout en jouant avec les codes. Et parce que je corresponds à d’autres normes, parce que je suis normale sur d’autres aspects, je n’ai pas été systématiquement exclue de tous les domaines.

On peut faire semblant d’être normal·e ? Si oui, c’est forcément pour s’intégrer ?

Je n’ai pas de réponse absolue. Moi j’ai fait semblant d’être normale, oui, pour m’intégrer, oui. Je pense que toutes les personnes qui vivent ça ont en commun ce sentiment d’inadaptation et de combat. Et puis selon tout un tas de critères, de paramètres, de vies, ça détruit ou ça renforce.

Être atypique ça peut être un atout, aussi ?

C’est un full pack. Une batterie d’instruments. Certains deviennent des armes. Certaines armes se retournent contre soi. Certaines armes permettent de se défendre. D’autres instruments sont de véritables outils à construction et création.

Penses-tu avoir déjà discriminé des personnes ou un groupe et si oui comment, quand, où et pourquoi ?

Je ne pense pas. Mais je passe ma vie à interagir avec des personnes, plusieurs centaines par jour et les 3/4 vont mal et ne se rendent pas compte qu’elles sont une parmi des centaines. Du coup, il est fort possible que je n’aie pas été attentive à chaque parcelle en permanence mais franchement, en général, je fais attention. Ce qui ne signifie pas que j’aie eu un comportement exemplaire permanent. Mais le terme de discrimination ne convient pas, je crois. Non, je ne pense pas avoir discriminé des personnes ou un groupe.

Que t’évoque le concept d’empowerment ? Aussi par rapport à ce que tu disais plus tôt, est ce que faire d’une « différence » un atout, la mettre en avant, est une façon de reconquérir une fierté identitaire, culturelle ?

J’ai tellement de choses à dire, je ne sais pas par où commencer. Eh bien je vais répondre ça, tiens : le concept d’empowerment m’évoque une défense DIY et c’est mon sujet de recherche principal, depuis quinze ans, l’appartenance au groupe. Je pense que l’empowerment peut passer par la revendication identitaire, dans un premier temps, mais qu’il est nécessaire de s’en émanciper rapidement pour ne pas reproduire exactement ce contre quoi on se bat. Mais je ne peux pas résumer, c’est trop vaste.

C’est très bien pour moi, merci. Que t’évoquent les termes communauté et communautarisme ?

Des pincettes à prendre en permanence et le besoin des humains à vivre en groupe(s).

Dans la parole politique et au sein d’association militante, on parle d’abolition de la prostitution, des organisations manifestent contre le mariage pour tous. Et toujours dans la parole politique et dans la société, le port du voile dans l’espace public, par exemple, est au cœur de débats animés, quel est ton sentiment à ces sujets ?

Mon sentiment est que c’est aux personnes concernées de répondre. En ce qui concerne l’abolition de la prostitution, je trouve que c’est une mesure hypocrite ou bien mal pensée. Je ne suis pas une grande adapte du salariat. Mais je ne vais pas m’opposer à une stratégie d’adaptation sous prétexte que le sexe est à appréhender de manière totalement différente. Par ce que je trouve que c’est un raisonnement absurde. Je ne suis pas une grand adepte du mariage et du verrouillage du couple, mais je ne vois pas pourquoi je serai encore plus contre pour certaines personnes et pas d’autres. Donc je suis pour. Quant au voile, encore une fois, c’est pareil, je suis plutôt hostile aux religions, en fait, mais ce n’est pas le port du voile, le problème. Donc je suis pour. En fait, je m’en fiche. Ça ne me regarde pas, finalement. Et si vraiment il faut que j’aie une opinion sur tout, tout le temps, alors oui, je suis pour.

Oui.

Ces questions s’inscrivent dans des systèmes potentiellement oppressifs et on va piocher pour trouver un symbole bien graphique contre lequel s’offusquer. C’est toujours le même principe. En soi, je suis contre tous ces trucs-là, mais ça n’a pas de sens de s’y opposer sans chercher à casser les systèmes qui les ont façonnés.

Parallèlement on parle de radicalisation religieuse, de terrorisme, est-ce selon toi un rapprochement nécessaire ou plutôt un amalgame dangereux ?

Je pense que ce n’est absolument pas à moi d’en parler. J’ai une opinion sur le sujet parce que j’apprends de personnes proches dont le métier est spécifiquement d’analyser tout ça, mais pour le coup, ça ne relève pas de mon domaine d’expertise, pas même de loin.

À quelle catégorie sociale penses-tu appartenir et estimes-tu que cela a un aspect déterminant dans ta trajectoire sociale ?

En termes de classe, je n’en sais rien. Pas au prolétariat, pas à la bourgeoisie, et certainement pas à l’aristocratie. Encore une fois, ça demande de s’inscrire dans un groupe et de considérer qu’il n’y a pas d’autres options, d’autres grilles d’analyse. Mais pour faire simple, je suis née dans une famille internationale composée, entre autres, d’intellectuels donc évidemment que ça m’a permis d’avoir une interaction riche et variée avec le monde, j’en suis très très très consciente et très très très heureuse.

Que t’évoque la notion d’universalisme ?

L’idée qu’il existe une essence commune à tous les êtres humains.

Et qu’en penses-tu ?

J’en pense qu’il y aura toujours des exceptions à n’importe quel critère d’intégration à un groupe. Même très large, comme la peau ou l’ADN. C’est peut-être ça l’essence commune, c’est qu’il y a systématiquement des exceptions.

C’est bon pour moi, merci !

Merci à toi.